Le pas décidé, la démarche assurée, Louis-Damien rejoignit à son tour le pupitre. Il ajuste la hauteur du micro et s'éclaircit doucement la gorge. Son regard croisa celui de son fils, Alexandre, qui lui faisait de grands signes pour lui signifier qu'il avait son discours dans sa poche intérieure. Le vieil homme savait tout ça, mais il n'avait pas pris ses lunettes... par conséquent, il allait lui être difficile de lire. De là à penser qu'il l'avait fait exprès... le regard complice de Karl lui démontra que son petit-fils avait compris. Quand il prit la parole, ce fut sans hésitation, sur un ton ferme, passionné.
Thomas Rolland.
Isis Nephtys.
Daniel Gallon.
Céline Gallon.
Aujourd'hui, vous entrez au Panthéon de Frôce.
Aujourd'hui, vous vous gravez définitivement dans nos coeurs.
Il fut un temps où nous étions mis à genou, fusil sur la tempe, contraints au silence et à l'obéissance sous peine de mourir ou de voir nos proches mourir. C'était il y a 90 ans. Cela paraitra une éternité, mais en réalité, c'était hier.
Vous étiez fourbus, acculés, pris en ténaille. Chacune de vos décisions, chacun de vos choix avaient des impacts dont vous étiez conscients et que vous redoutiez.
Vous étiez meurtris, muselés.
Le sang, la discorde, les larmes.
Quelle douleur, quel supplice que d'avoir à se battre contre une armée toute entière, pour briser vos chaines, pour briser nos chaines.
Au quotidien, interrogatoires, séances de tortures et executions sommaires vous affectaient plus que jamais. Vous refusiez de vous résigner. Vous refusiez de lâcher prise.
Résistance.
Vous faisiez partie de la Résistance. Celle que forment tous les peuples du monde en lutte contre les oppressions, les autoritarismes. Vous faisiez partie de cette cause qui hélas, encore aujourd'hui, lutte pour sa survie.
Révolutionnaires.
Vous aspiriez à un monde nouveau, à un meilleur avenir pour nos enfants. Vous vouliez leur épargner la vision de personnes fusillées en pleine rue pour marquer les esprits. Que jamais leurs prunelles innocentes ne soient confrontées à la terreur et à la violence de la Dictature.
Vous vouliez que nous puissions parler, bouger, vivre en toute liberté. Vous réfutiez l'idée même qu'un quelconque ordre martial nous impose de rentrer dans le rang et nous condamner au silence, à la soumission.
Vous vouliez tourner la page et faire entrer la lumière dans nos coeurs. Vous transmettiez de l'espoir alors qu'il n'y en avait plus. Vous donniez de votre humanité pour réconforter, pour aider.
Vous étiez des enfants du pays, des citoyens ordinaires, animés de courage, de détermination et de justice. Vous étiez, sans le savoir un trésor inestimables pour nous tous.
Qu'avait donc Thomas Rolland de si particulier qu'il en vînt, un jour à diriger la Révolution et à la conduire à la victoire ? Etait-il un surhomme ? Etait-il une exception. Non, bien sûr que non. Il était fédérateur, il avait compris le sens du mot abnégation. Sa cause, ce n'était pas la trace qu'il laisserait derrière lui, ce n'était pas sa carrière politique. Sa cause, c'était nous. C'était Liberté, Justice et Démocratie. En avait-il toujours été ainsi auparavant ? Ce petit garçon de huit ans qui assista malgré lui à une râfle dans sa ville de Sainte-Marie-les-Bains, imaginait-il un jour qu'il marcherait en pleine rue la tête haute ? Lui qui vit emmener son père dans une prison et n'eut pas le temps, ni l'occasion de l'embrasser une dernière fois, avait-il peur ? Tremblait-il ? Sans doute, qui n'eut pas ressenti le malaise ou la crainte devant un tel spectacle ? Plus tard, tandis qu'il eut le privilège d'apposer sa signature à la Constitution rétablissant la démocratie, je me souviens des mots plein de sagesse et de vérité qu'il a prononcé. J'avais dix ans mais cela reste gravé dans ma mémoire pour toujours. Il disait : "L'oppression est un monstre, une bête noire qui terrorise. Elle ne terrorise pas parce qu'elle a un but, elle terrorise pour que ses victimes n'en aient jamais. En réalité, c'est elle qui est terrorisée à l'idée de perdre son pouvoir. Dès lors que vous comprenez ce fait, vous n'avez plus peur d'elle".
Nous l'avions compris ce fameux 26 juin de l'an 0, nous tous.
Il ne faut pas croire que la Révolution a été incarnée par un seul homme. Ils ont été des milliers et autant de femmes à se battre. Parmi eux, des gens de tous horizons, de tout bord politique et notamment Isis Nephtys. Rien ne prédisposait cette grande dame à ce qu'elle a accompli. Issue d'un milieu aisé, d'un père égyptien et d'une mère frôceuse, tous deux plutôt rangés, ne cherchant pas d'histoires, fonctionnaires du régime dictatorial, avait-elle conscience de son destin lorsqu'elle assista à un procès public expéditif sur une place d'Aspen ? Non, elle ne pouvait pas savoir que ce sentiment de colère à l'encontre de l'injustice l'amènerait un jour au sommet. Isis Nephtys n'avait jamais caché son ancrage politique à droite. Elle le revendiquait et elle en était fière. Des encartades mémorables avec ses compagnons révolutionnaires, il y en a eu des tas. Elle disait ce qu'elle pensait, elle mettait la Révolution face à ses excès, à ses bavures. Elle fut un esprit éveillé, consciente qu'enterrer la Dictature signifiait enterrer tout ce qu'elle utilisait de plus abject. Elle a été la voix de la tempérance et du progrès, dans les premières années de la République, peu glorieuses. Dans son combat, elle n'a pas épargné ses adversaire et encore moins ses alliés. Ce parcours brillant, cette attitude exemplaire m'ont toujours inspiré un immense respect. Preuve en est que l'humilité est une véritable force : lorsqu'elle a considéré que la Justice frôceuse, libre, indépendante, celle que nous connaissons aujourd'hui, pouvait travailler toute seule et garantir le respect absolu des Droits de l'Homme, elle a reprit une vie normale, loin des projecteurs, loin de l'agitation publique. Et aux rares journalistes qu'elle ne parvint à éviter, elle aura toujours ces mots, les mêmes : "je n'ai fait que mon travail".
Nous l'avions compris bien des années plus tard, lorsqu'elle nous quitta définitivement, après des années de vie normale, suscitant émotion et admiration chez les nombreuses personnes avec lesquelles elle avait eu l'honneur de travailler : Kyoshiro Sapporo, Christian Valmont, Jean-Baptiste Marshall ou encore Moody Ujama, pour ne citer qu'eux. Spontanément, anonymes et personnalités de toutes tendances lui ont rendu hommage. A ce souvenir, je dois l'admettre, j'ai eu une pensée très émue et un sentiment de fierté indescriptible. J'étais fier de la Frôce.
Espoir. C'est un mot facile à prononcer pour nous, aujourd'hui. Notre horizon est en vue, le ciel est bleu, magnifique.
Autrefois, nuages sombres et brouillard entouraient le quotidien. Ceux qui espéraient étaient rares. La majorité des gens priaient.
Rien n'est pire que le désespoir. Je peux en témoigner aujourd'hui car j'ai eu la chance de croiser la route de Daniel et de Céline Gallon. Eux n'ont pas attendu de voir l'horizon pour se marier. De leur première rencontre derrière une barricade est né un amour sincère et véritable. Avec leur éternel optimisme et leurs convictions, ils ont permis de mettre de la lumière dans l'obscurité. Révolutonnaires engagés, ils se sont battus pour nos libertés. Ils ont organisé des opérations de sabotage contre le régime en place, afin d'éviter des persécutions et des massacres. Ils ont affronté les milices à plusieurs reprises, pour libérer des prisonniers innocents. Ils ont jeté des pavés sur des soldats sur cette Place de la Révolution, pour les neutraliser, debouts face aux mitraillettes. Ils m'ont sauvé la vie lorsqu'ils ont fait face à leurs propres camarades, assoiffés de vengeance, venus abattre mon père qui avait fait massacrer plusieurs des leurs. Je repense aux bruits assourdissants dans cette maison, au sang sur les murs, à son odeur âcre qui agressait mes narines. Je me rappelle que les survivants de la première attaque avaient été rassemblés dans la cour pour y être exécutés et qu'on m'y avait inclus. Je me rappelle du bruit des chargeurs et de ces deux voix tonitruantes et horrifiées, appelant à baisser les armes et à cesser leur entreprise. Je me souviens des bras de Céline qui se sont refermés sur moi et de Daniel qui hurlait de rage. "C'est un gamin !!!", "Vous ne valez pas mieux qu'eux si vous les abattez !". A ce moment précis, j'ai compris ce qu'était l'espoir. J'ai vu l'horizon, le ciel se dégager. Je ne trouverais jamais de mots assez forts pour dire merci à Daniel et Céline Gallon. Pour leur dire que l'amour qu'ils m'ont apporté, que leur bienveillance et leur tendresse m'ont permis de vivre, libre et heureux. Comme des milliers d'innoncents et de personnes qu'ils ont aidé directement. Comme des millions de frôceux pour lesquels ils se sont battus.
L'histoire a voulu que Céline Gallon devienne journaliste, à la plume acérée et magistrale. Daniel Gallon, quant à lui, s'est lancé dans la politique, devenant Premier Ministre, puis continuant à tous les postes qui lui furent confiés de défendre ses valeurs et ses principes.
J'ai compris, à leur mort, que leur amour pour la Frôce avait été inconditionnel, authentique.
Leur amour a guéri les blessures, il a été le meilleur remède que l'on puisse offrir à un peuple meurtri.
Echo.
Il est un écho que nous ne pourrons jamais ignorer, celui de l'Histoire. Il résonne toujours, il transcende les années pour se rappeler à notre bon souvenir. Il est en chacun de nous et il y demeure. Il est notre identité, il est notre héritage, celui que nous transmettons à ceux qui vont nous succéder.
Il y a maintenant longtemps, la vie m'a offert la chance d'être père. Je ne peux décrire la joie qui m'a habité alors, tandis que je découvrais mes enfants, que je les voyais grandir, que je leur rappelais d'où il venait, pourquoi et comment. Un peu plus tard, eux aussi ont connu cette joie, ils ont eu ce pouvoir et ont transmis cet héritage, à leur façon, sans doute plus moderne, mais tout autant authentique. Et puis ils ont vu leurs propres enfants leur faire écho, prouvant que non seulement l'Histoire n'était pas oubliée, mais qu'elle continuait à vivre, inaltérable, immortelle.
Les années passent, elles nous ramènent à la poussière, inexorablement. C'est ainsi que va le cours de la vie. Un cours tumultueux, un cours impétueux, parfois injuste, souvent difficile mais jalonné de défis, de moments de joie. Oui, nous sommes de passage. Des figures éphémères parmi la multitude et la diversité de l'humanité. Oui, nous disparaitrons, chacun à notre tour, lorsque le moment sera venu. Nous laisserons nos actes, nos engagements en souvenir. Nous célèbrerons la mémoire de celles et ceux qui nous ont précédé et qui ont tant donné de leur vivant. Nous ferons perdurer, à jamais, ce qui nous rassemble et ce qui nous unit : la Froce.
Aujourd'hui, c'est avec une infinie tendresse que je me tiens devant vous, Thomas Rolland, Isis Nephtys, Daniel Gallon et Céline Gallon. De votre vivant, vous avez témoigné d'un courage et d'une détermination exemplaires. Vous avez transmis vos valeurs et votre vécu aux autres, à vos proches, à vos amis, à des millions de citoyens pour lesquels les heures sombres minaient considérablement leur moral.
Il est désormais temps, pour vous, de passer cette ultime porte pour reposer en paix et dans le coeur de tout un peuple. Vous n'étes plus des héros, vous serez à jamais immortels.
Dans chaque coeur et dans chaque âme, vous continuerez de briller.
Ô quelle lumière, quelle beauté !
Vous nous avez offert ce drapeau, qui couvre vos cercueils et qui est le symbôle de toute la Frôce, reconnaissante.
Humblement, merci.
Louis-Damien avait la voix qui commençait à foutre le camp, lorsqu'il finit son allocution. Il essuya ses yeux, embués, d'un geste sévère. Autour, c'était l'ovation. Il posa un regard affectueux sur les cercueils de Daniel et de Céline, ses parents adoptifs. Puis d'un pas un peu plus hésitant, il regagna sa place.